Depuis le début de la guerre en Ukraine, géostratèges de salon et politologues délirants nous abreuvent de leurs certitudes. Parmi eux, la palme va à Alexandre Adler qui, au mois d’avril, prophétisait la chute inéluctable de Vladimir Poutine début juin. Ceci, à l’en croire, sur la base de confidences reçues de certains diplomates russes, source qu’il brûlait allégremment (c’est-à-dire scandaleusement) au passage. On attend toujours.
A rebours de ce concert, une voix mérite toute l’attention: celle d’un homme passionnément épris de la culture et de la langue russe, traducteur de Pouchkine, de Dostoievski et de Tchekhov, j’ai nommé André Markowicz. Depuis le début de cette guerre, dont, en Russie, on ne peut dire le nom, je lis sur Facebook tout ce qu’écrit Markowicz. Il publie à présent au Seuil un petit livre lumineux: Et si l’Ukraine libérait la Russie ?
Et si l’Ukraine libérait la Russie ? Voilà l’espoir d’André Markowicz: que le désastre ukrainien arrive, en Russie, à réveiller les consciences et à changer l’histoire russe. Et Markowicz de commencer par rappeler où se déroule La Cerisaie d’Anton Tchekhov: à la frontière entre l’Ukraine et la Russie, non loin de Kharkiv, là où tout le monde part à la fin quand « le plus beau domaine du monde » est livré à la démolition. « Toute la Russie est notre Cerisaie » dit un des personnages. La phrase résonne amèrement aujourd’hui, mais pour Markowicz elle est aussi le terreau de son espoir: voir passer les Russes de Dostoievski à Tchekhov, soit du messianisme nationaliste à la « réparation des vivants » évoquée dans Platonov.
Il faudra pour cela que les Russes se libérent de la propagande poutinienne et de la terreur qui l’accompagne. En prétendant libérer l’Ukraine en l’écrasant sous les bombes, Poutine a jusqu’ici surtout réussi à faire naître chez ses habitants une haine pour la Russie, qui, à coup sûr, sera tenace. La honte qui pésera sur les Russes quand ils se débarrasseront de leur tyran et de sa clique sera tenace aussi.