A rebours de l’accélération que j’évoquais hier, les propos d’ Alain Corbin , à l’occasion de la sortie de son dernier ouvrage- Histoire du repos-dans un entretien avec Philosophie magazine: « L’histoire est un voyage à l’extérieur du temps ». Entendons : à l’extérieur de cette accélération dévastatrice, qui fabrique de l’oubli, à la manière d’un train à grande vitesse laminant le paysage, et qui n’autorise aucun regard en arrière. Alain Corbin ne siffle pas plus vite que la musique; au contraire toute son entreprise vise à lutter contre cette fabrique de l’oubli. Il a en particulier « la hantise de la disparition des gens ordinaires ».
A cet égard, son ouvrage le plus emblématique est Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot, livre merveilleux, le plus beau libre d’histoire que je connaisse, et qui retrace avec une minutie extraordinaire, la biographie invisible de cet inconnu. Sabotier illettré du Perche au XIXème siècle, Corbin choisit son nom au hasard dans les archives municipales d’Alençon, et, reconstituant son regard sur le monde qui l’entoure, fait revivre un univers quasiment aussi lointain du nôtre que celui du Moyen-Age.
Louis-François Pinagot nait en juin 1798 et meurt en janvier 1876. Il vit à Origny-le-Butin, petit hameau du département de l’Orne. Alain Corbin découvre qu’il épousa une fileuse, dont il eût huit enfants, mesurait un mètre soixante-six, belle taille pour l’époque, posséda une vache, et vota en 1869 sous le Second Empire. C’est tout. Ah oui, sur un registre communal, l’historien a retrouvé avec émotion la seule trace personnelle qui nous soit parvenue de lui: une croix ample et malhabile, tracée de la main d’un homme qui peut-être était appelé pour la première fois à faire usage d’un porte-plume.
Cette extraordinaire enquête pour répertorier tout ce que Louis-François Pinagot n’a pu ignorer nous conduit à la rencontre de toute une société rurale disparue, dont il nous donne à entendre de quoi les conversations à la veillée devaient bruire: les disettes, les échanges de services entre paysans, forestiers, artisans, voituriers, les brouilles et les arrangements, les devenirs de la chapelle et de la « maison d’école », les réquisitions et la levée des hommes, les souvenirs de la Révolution et des invasions prussiennes, les marchés au bourg voisin, les légendes de la forêt, les charivaris. C’est toute la texture d’une société disparue que Corbin ressuscite, non sans du même coup ébranler les découpages temporels et idéologiques suivant lesquels nous imaginons aujourd’hui qu’une telle population a traversé le XIXème siècle. Nous découvrons ainsi un monde complexe, qui résiste tardivement à l’industrialisation, réglé par des pratiques d’arrangement par l’échange, où le prix d’une journée de travail se mesure à celui d’une journée de prêt d’une jument, un monde endogame où chacun se connait, et où l’on est annoncé et identifié par le bruit de ses sabots !