A l’occasion de la sortie du Macbeth de Joël Coen, j’avais évoqué, le 9 janvier dernier, la Lady Macbeth somnambule, peinture de Füssli objet d’une des Enquêtes du Louvre de Martin Quenehen. Celle-ci est à présent en ligne, et c’est très bien ficelé. J’ai beaucoup savouré les vocalises jouissives de la cantatrice Béatrice Uria Monzon, qui fut l’interprète de Lady Macbeth dans l’opéra de Verdi.
Je n’ai pas pour habitude dans ce blog de parler de théorie psychanalytique. Ceci pour plusieurs raisons. D’abord, parce qu’il existe des publications dont c’est la fonction, y compris des publications électroniques. Ensuite, parce que je privilégie sur ce blog tout ce qui touche aux connexions de la psychanalyse avec d’autres champs. Enfin, parce que je me suis fixé pour règle d’éviter de parler ici de ce qui nécessite plus de 24 heures de travail. Histoire d’échapper au reproche de futilité, qui m’est fait à l’occasion – généralement sous le couvert d’un compliment d’originalité !- je fais aujourd’hui une exception, en publiant le texte d’ une intervention faite cette semaine dans un séminaire de lecture de l’ACF-Belgique. Il s’agit du commentaire d’un passage d’un cours de Jacques-Alain Miller (Pièces détachées, texte publié dans le numéro 63 de la revue La Cause Freudienne, leçon titrée De l’objet a au sinthome).
Plaidoirie pour l’objet a
Ce que nous savons le mieux, « c’est mon commencement » » comme disait le Petit Jean dans Les Plaideurs , c’est l’objet a, qui est à proprement parler l’invention de Lacan dans la psychanalyse. ( Miller, LCF 63, p.122 )
Je traiterai donc du commencement, et je tâcherai de faire apercevoir en quoi ce commencement, un commencement ,sans cesse réélaboré dans l’enseignement de Lacan, est loin d’être abandonné au terme de sa nouvelle invention du sinthome dans le Séminaire 23.
Je ferai une manière de plaidoirie pour l’objet a, comme Petit Jean dans Les Plaideurs de Jean Racine fait une plaidoirie -à charge ou à décharge, je ne sais plus trop- à propos…d’un chien. Ceci ne manque pas d’intérêt si nous voulons bien nous souvenir que Lacan a reconnu une incarnation de l’objet a en l’animal domestique. Il y a en outre un autre Petit Jean, celui de l’apologue fameux de la boite de sardines dans le Séminaire 11. Lui aussi a son nom à jamais lié à une autre modalité de l’objet a , celle de l’objet regard, auquel Lacan consacre plusieurs leçons essentielles dans Les 4 concepts fondamentaux .
Refaisons donc un peu l’histoire de cet objet a. Le cours dont cette leçon est extraite s’intitule Pièces détachées , terme qui convient au mieux à la nature de cet objet.
Le commencement, chez Lacan, c’est donc la relation spéculaire à l’autre – au petit autre, relation inaugurale de l’homme à son image, aliénante et constituante à la fois de sa subjectivité dans le registre imaginaire, noté dans les initiales : a- a’.
Mais s’agissant de son invention de l’objet a proprement dit, Lacan faisait hommage à Winnicott de lui avoir montré la voie avec l’objet transitionnel, objet condensateur de jouissance, comblant l’espace intermédiaire entre l’enfant et l’autre. Cet objet n’est pas l’objet que Freud repère dans Au-delà du principe de plaisir avec le jeu du Fort Da, à travers lequel l’enfant symbolise la perte, mais il est cependant destiné à être abandonné, creusant le vide où le désir pourra se diriger vers d’autres objets. Avec l’objet transitionnel, ce qu’entrevoit Lacan n’est donc pas un objet de désir, mais un objet au ressort de ce désir même, un objet cause du désir.
Une première appréhension de l’objet a, non pas dans le registre imaginaire mais dans le registre réel, est situable dans le Séminaire 3 (Les psychoses), même si il n’y est pas thématisé comme tel, avec le « laisser en plan » du Président Schreber, où nous reconnaissons rétroactivement le statut d’objet a du sujet.
Ce statut d’objet laissé en plan fait par ailleurs écho à la condition d’objet chu du sujet à sa naissance, d’objet chu du corps maternel et jeté dans le monde, évoqué plus tard par Lacan (dans son Séminaire L’angoisse ) .
La « relation d’objet » -syntagme post-freudien subverti par Lacan dans le séminaire 4- est aussi un jalon important dans l’élaboration de l’objet a avec l’examen de l’objet phobique et de l’objet fétiche. L’objet phobique peut être situé au titre d’une défense avancée contre l’objet a, cependant que l’objet fétiche, auréolé d’une valeur phallique, est élu comme voile de la castration maternelle.
Autre étape essentielle de cette trop rapide histoire de l’objet a: dans le Séminaire 8 ( Le transfert ) avec la lecture du Banquet de Platon, et l’agalma , l’objet précieux logé au coeur du Silène/Socrate, épinglé comme la cause cachée du désir et ressort du transfert.
C’est avec le Séminaire 10 ( L’angoisse ), que l’objet a devient véritablement la pierre angulaire de l’enseignement de Lacan, sa promotion allant de pair avec la mise en question de la catégorie centrale de cet enseignement jusqu’alors, soit celle du Nom du Père.
Lacan lui-même, excommunié de l’IPA, tel Spinoza de la Synagogue, se retrouve à cette date, dans cette position d’un objet rejeté du symbolique. Palea, objet déchet, c’est l’autre face de l’agalma.
Lacan dresse alors la liste des objets a, ajoutant aux deux objets partiels épinglés par Freud: le sein et les féces, deux objets non substantiels: le regard et la voix. Quatre objets en fonction selon quatre modalités pulsionnelles distinctes (orale, anale, scopique et invoquante) . A cette liste non close, Lacan ajoutera notamment le phonème et le rien.
Ces objets non substantiels sont aussi, au contraire du petit autre de la relation imaginaire, non spécularisables, et ce sont des objets qui se dérobent à leur représentation dans le symbolique. D’où la formule du fantasme conjoignant un élément langagier: le sujet barré (représenté par un signifiant auprès d’un autre signifiant) et un élément étranger à l’articulation signifiante : a.
S’engage alors l’élaboration logique de l’objet a, qui culminera dans la théorie des 4 discours dans le Séminaire 17. C’est ainsi que dans le Séminaire 16 (D’un Autre à l’autre ), Lacan recourt à la suite de Fibbonacci, mathématicien italien du XVIIème: 1 1 2 3 5 8 13 21 34 55….
La répétition initiale d’un trait y constitue la batterie minimale pour l’engendrement d’une chaîne produite par l’addition d’un terme et de son antécédent. Cette suite est certes infinie, les mathématiciens lui assignent pourtant une limite (même si elle n’apparait jamais), celle que Cantor franchira avec les nombres transfinis. Cette chaîne a par ailleurs une « raison », à l’oeuvre à chaque pas de la série, raison qui n’apparait pas davantage dans la série elle-même, soit le rapport arithmétique entre chaque chiffre et son antécédent , rapport égal au nombre d’or: 1,618…Dans cette suite, Lacan situe le trait unaire, le phallus et l’objet a. Le trait unaire apparait dans le départ de la suite, comme la batterie minimale pour que se compte un sujet, la limite c’est grand phi, la raison a. Et la chaîne dans sa progression, c’est le Savoir au travail, provoquant une entropie autour d’un objet foncièrement perdu.
Vient alors la belle machinerie des 4 discours, si efficace qu’elle ouvre à Lacan des perspectives inédites pour la psychanalyse dans son rapport à la politique. Elle débouche en effet sur rien moins qu’une sorte d’ »économie générale » pour reprendre ici un terme de Georges Bataille, Bataille dont les travaux sur la part maudite et la notion de dépense ont sans aucun doute importés à Lacan. Dans cette économie générale lacanienne, l’objet a, thématisé en plus de jouir, se retrouve au coeur du discours capitaliste, et la bureaucratie soviétique est saisie comme un triste avatar du discours universitaire, contre lequel s’insurgent les étudiants de Mai 68. A ceux-ci, Lacan s’adresse en leur filant cette interprétation: le régime fait de vous des a-studés.
Bref tout passe à la moulinette des 4 discours, jusqu’à ce que Lacan sorte de son chapeau les formules de la sexuation où le rapport du sujet barré à a côté mâle se croise celui du sujet féminin et une jouissance excédentaire, non réductible à la fonction phallique. Certes les femmes participent à celle-ci, mais elles y participent singulièrement. Elles y sont pas-toute. Leur mode de jouissance est « entre centre et absence », selon le mot d’Henri Michaux, repris dans le Séminaire 17 et dans Lituraterre .
Ce n’est pas que les femmes n’aient pas leurs objets a , à commencer par leurs marmots. Mais la jouissance féminine n’est pas réductible au Pénis-Neid et à ses tenant-lieux. Elle fait signe d’un au-delà de la logification de l’objet a, et d’une jouissance rétive à la comptabilisation , une jouissance dont le chiffre ne s’inscrit pas dans les défilés du Signifiant, serait-ce entre les lignes, à la manière du nombre d’or dans la suite de Fibbonnacci . Moins encore dans la comptabilité monotone du Marquis de Sade, marquant d’un trait sur le rebord de son lit les coups tirés avec son valet)
Cette Autre jouissance, qui est hors cadre, conduit à un renversement. La jouissance n’est plus à partir de ce moment saisie comme inter-dite, à lire entre les lignes, sous-entendue, mais elle s’empare de tout l’appareil signifiant, s’y diffracte, s’y éparpille. De sorte que l’appareil signifiant se découvre comme rien d’autre qu’un appareil de jouissance. C’est le langage « réduit au sinthome » (Joyce le sinthome,in Séminaire 23, p.166).
Si l’objet a est cause du désir (cause de la métonymie du manque à être), le Signifiant, lui, est cause de la jouissance. et c’est ce qui se dénude dans le Séminaire 23, et dont Lacan tire toutes les conséquences, avec Joyce et l’exercice d’une parole qu’aucun S1 ne régule.
Quid dès lors de l’objet a ? Aux oubliettes ?
Ce n’est pas ce que formule Lacan en la dernière leçon de ce Séminaire (p.145): « La seule introduction des noeuds bo donnent l’idée qu’ils supportent un os. Cela suggère, si je puis dire, suffisamment quelque chose que j’appellerai dans cette occasion osbjet.
C’est bien ce qui caractérise la lettre dont j’accompagne cet osbjet, à savoir la lettre a. Si je réduis cet objet à la lettre a, c’est précisément pour marquer que la lettre ne fait en l’occasion que témoigner d’une écriture comme autre, avec un petit a »