Kurosawa, Welles, Polanski ont tour à tour adapté Macbeth au cinéma. Joël Coen en donne une nouvelle version grandiose, portée par deux acteurs d’exception: Denzel Washington et Frances Mcdormand.
C’est du Macbeth de Kurosawa que se rapproche le plus celui de Coen par sa construction formelle épurée, ses décors géométriques, ses tracés d’ombres et de lumières. Orson Welles en donnait une version expressionniste, aux allures de conte fantastique dans des décors d’épouvante. Polanski, lui, privilégiait l’abord psychologique et dressait le tableau angoissant d’un couple pervers.
Freud a commenté Macbeth dans son texte de 1915 Quelques types de caractères définis par la psychanalyse. Il considérait les deux personnages de Macbeth et de sa femme comme les deux faces d’un seul prototype: Lady M. incarne le remords après le crime, et Macbeth, hésitant avant l’acte, puis s’enfoncant tête baissée dans le crime, le défi. Kierkegaard faisait la même analyse: désespoir faiblesse d’un côté, désespoir défi de l’autre. Selon Freud, ils épuisent à eux deux toutes les possibilités de réaction au crime comme le feraient deux parties détachées d’une unique individualité psychique. Cette lecture se tient au niveau du registre névrotique du sentiment de culpabilité. Or Macbeth passe par des épisodes délirants et Lady Macbeth sombre dans la folie.
Lady Macbeth hallucine sur sa main une tache de sang impossible à effacer. C’est le sceau du réel, au sens lacanien, de l’impossible: impossible à supporter, impossible à voir ou à entendre, et qui cependant revient toujours à la même place. « Tout les parfums de l’Arabie ne suffirait pas à purifier cette petite main de ce sang». La culpabilité forclose dans le symbolique fait retour dans le réel sous la forme de la tache de sang. C’est dans le Trône de sang de Kurosawa que cette scène du lavage de mains est la plus parfaite à mes yeux. La plus sobre aussi: silencieuse, assise sur le sol, repliée sur elle-même dans un kimono blanc, elle trempe et retrempe désespérément ses mains dans une bassine d’eau en bois. Jeannette Nolan, dans la version d’Orson Welles, apparait au contraire dans la plus grande agitation. Chez Polanski, aucun dramatisme: Francesca Annis , nue, quitte un lit qu’on l’aidera calmement à regagner.
Récemment, je m’étais entretenu, en vue d’un podcast du Louvre, avec Martin Quenehen devant la Lady Macbeth de Füssli, le peintre préromantique anglais (d’origine suisse). Je ne suis pas revenu ici sur cette rencontre, parce que, pour tout dire, j’étais fort mécontent de ma prestation. J’avais perdu le fil de mon propos, l’égarement de Lady Macbeth m’avait insidieusement gagné!
C’est dans la version de Joël Coen que se retrouve le plus la Lady Macbeth de Füssli, errant une bougie à la main. Nous sommes à la scène 1 de l’ acte 5 . Le dénouement est proche. Lady Macbeth somnambule a basculé dans une zone proche de celle de l’entre deux morts où se tient le héros tragique selon Lacan. L’exemple princeps est Antigone. Cette zone est ici la zone intermédiaire entre la veille et le sommeil, où le monde du rêve s’immisce dans le monde de la réalité, à travers des actes ou des paroles qui échappent au sujet. Inquiétante étrangeté du somnambulisme, symbolisée par la lumière vacillante de la bougie.

Le tableau de Füssli a quelque chose d’une photographie de plateau. L’histoire est moins celle empruntée à une scène du Macbeth de Shakespeare et imaginée par le peintre que l’histoire telle qu’elle apparait sur la scène d’un théâtre à la fin du 18ème (1793). C’est un témoignage de la scène de l’époque de Garrick, l’acteur mythique des pièces de Shakespeare. Füssli a ainsi peint plus de 70 tableaux inspirés de Shakespeare, qu’on redécouvre à cette époque. Et, disons-le, sa Lady Macbeth est par trop théâtrale. Elle n’est pas une somnambule, mais clairement une actrice qui joue le somnambulisme.
Freud avait, sur un des murs de son cabinet, installé une reproduction du Cauchemar de Füssli. Il y avait reconnu une figuration préromantique de l’inconscient comme théâtre d’ombre, part sombre de la psyché, antichambre des passions, des penchants criminels, de la folie. L’inconscient, c’est l’Autre scène.
Nous pourrions reconnaître en Macbeth et Lady M des damnés, à la manière de Visconti, qui d’ailleurs s’en est inspiré. Lady Macbeth est la tentatrice qui pousse son époux au crime., comme la baronne Sophie von Essenbeck (Ingrid Thuin) pousse son amant Frederick (Dirk Bogarde) au meurtre de son père chez Visconti. Sa voix est celle de l’Impératif de jouissance, celle du surmoi obscène et féroce, de la Loi devenue folle, comme Lacan définit le Surmoi.
Telle Eve invitant Adam à croquer le fruit défendu, Lady Macbeth pousse M à liquider le roi. Elle n’enfantera pas dans la douleur, mais selon la prédiction des sorcières, sera privée d’enfant et perdra la raison. Adam ne gagnera pas son pain à la sueur de son front, mais une couronne chancelante et il sera tué le jour où la forêt avancera, conformément aux mêmes prédictions. L’arbre du paradis où Eve cueille la pomme se métamorphose dans l’enfer cauchemardesque de la forêt écossaise, de même que la castration déniée se trouve multipliée dans l’image de la tête de Méduse.
Le théâtre shakespearien est une grande scène de crime. Ou plus exactement le crime est comme son centre de gravité. Toute action représentée dans un tableau nous apparait comme une scène de bataille c ’est à dire comme théâtrale, formulait Lacan dans son Séminaire 11. J’ai commenté cette phrase, qui m’a poursuivi longtemps, dans mon livre L’envers du décor. Il aurait pu dire aussi bien une scène de crime.
Un noyau d’irreprésentable est au fondement de toutes nos représentations. C’est l’Urverdrangung de Freud, le refoulement originaire. C’est un trou, indexé par Lacan dans son axiome du non-rapport sexuel, où Freud logeait la scène primitive, c’est-à-dire un attentat sexuel, un crime. Au commencement, était le crime: c’est aussi ce qui se joue avec ce mythe de Totem et tabou et du meurtre du père de la horde, qui retombe sur les descendants comme une malédiction. Macbeth, cette » histoire pleine de bruit et de fureur, contée par un idiot et qui ne signifie rien » est, de toutes les tragédies de Shakespeare, la plus effrayante démonstration de cette malédiction.