Halte à la sinistrose ! Au moins le temps de lire Judas côté jardin signé Juan d’Oultremont (éd. Onlit ). Un bouquin épatant, hilarant et touchant, un chef d’oeuvre d’autodérision qui tient du Bildungsroman mais qui va allégrement à rebours du torrent de littérature auto (serait-elle autofiction), égologique, plaintive, poussive, thérapeutique, qui déferle.
Ca commence comme l’histoire du monde, dans un jardin…Dans le grand jardin de la maison familiale, qui tenait bel et bien du paradis pour Judas, et où tout ce qui ressortait du monde extérieur apparaissait comme autant de menaces à ses yeux d’enfant. Sur cet Eden de 40 ares, règne avec un soin jaloux, quasi militaire, Henri, le père de Judas, alias Dieu.
C’est que, entre ses 2 et 12 ans, Judas a tout bonnement cru que son père et Dieu ne faisaient qu’un. Pas un dieu au hasard ! Non. Dieu. Le seul . L’Unique. Celui de la Chapelle Sixtine et des chansons du Golden Gate Quartet ! Certes Dieu a aussi des allures de James Bond, et quelque ressemblance avec le chanteur Camillo; il a des parents, et une femme de quelques jours plus âgée que lui, ce qui dément l’histoire sainte selon laquelle Dieu créa la femme; il est ingénieur chez IBM; il souffre des sinus; mais qu’à cela ne tienne, il suffit du Jardin, son Grand Oeuvre, pour ne pas douter de son statut.
Adulte, Judas avait tout oublié de sa méprise. Elle lui revient d’un coup, un demi siècle plus tard, à l’écoute du Journal télévisé. Il y est question des attentats à l’aéroport de Zaventem et au métro Maelbeek. Comment Dieu a-t-il pu laisser faire une chose pareille ? se demande une petite dame à l’air égaré. Judas sort de son amnésie comme d’un coma, émergeant tel un plongeur retrouvant la surface après une trop longue apnée. Comment avait-il pu ainsi gommer ce qui avait été l’axiome fondamental de son existence dix années durant ? Et comment Diable -si je puis dire- avait-il cessé d’y croire, sans même s’en apercevoir ?
C’est à travers la cartographie minutieuse de ces 40 ares, établie en 4O séquences spatio-temporelles, drôlatiques même quand elles touchent, pudiquement, au drame, que Judas entreprend la reconstitution de cette enfance, qu’il n’a en vérité jamais complétement quitté. D’ailleurs il est revenu vivre dans ce lieu miraculeusement préservé au coeur d’une commune en proie à une frénétique spéculation immobiliaire, un ilôt improbable où il cohabite toujours avec un père inoxydable et bientôt centenaire. Et Judas a beau s’en moquer tant qu’il peut, celui-ci continue de l’épater.
Quand donc Henri et Dieu ont-ils cessé de se confondre ? Judas n’en sait trop rien. Mais un événement mémorable -un véritable crash test !- a provoqué en lui une onde de choc, qui l’a révolutionné et décidé de la suite de son existence. Autour de sa dixième année, Judas accompagne ses parents à une représentation théâtrale, celle de Cyrano de Bergerac que jouent les rhétoriciennes de l’Institut de la Vierge Fidèle, où étudie sa soeur. Ce Cyrano, dont tous les rôles sont tenus par des adolescentes, ce n’est plus du théâtre, c’est de la nitroglycérine. Pour la première fois, je sens mon corps tout entier monter dans les tours. Mis en demeure. Sommé de répondre à un ordre étranger et impérieux. J’ai la chair de poule. Ce qui m’ébranle, ce n’est pas tant que ces filles se battent, se frôlent et se courtisent dans des costumes de galantes ou de mousquetaires, mais plutôt la conscience de voir se composer sous mes yeux un mélange aussi instable qu’explosif. L’impression malgré les murs défraîchis de la salle des fêtes qu’un souffle chaud et vivant descend de la scène et se répand comme un gaz lourd et sulfureux. Et quand vient la scène du baiser de Roxane et de Christian, mes ongles viennent se planter dans le vernis usé des accoudoirs.(…) Et à l’instant où les lèvres des deux adolescentes se frôlent, je suis soudain pris de panique. A la façon d’une bête folle, mon sexe s’est redressé dans mon pantalon, si fort que je suis obligé de rectifier ma position au fond de mon siège. (…)
Judas n’est pas le premier garçon surpris et troublé par l’animation soudaine de son organe. Mais le plus intéressant reste à venir. Ce sont les conséquences de cette érection inattendue: Je suis à cet instant l’objet d’une illumination. La machine qui vient de s’animer sous mes yeux, et qui combine le mensonge, le sexe, la mort, les histoires, la reconnaissance, le doute, la vraisemblance, n’a pour vocation, j’en suis certain, que de SEMER LE TROUBLE. Un objectif qui sonne comme une tirade de théâtre et qui mêle la botanique et l’émotion. Dès cet instant, un objectif ne va plus me quitter, je suis résolu à le semer moi aussi. (…) Je viens de choisir mon camp. Je ne vais plus en changer. Je me souviens m’être tourné vers mes parents assis à ma droite, avec une forme de morgue peu en rapport avec mon âge. Mieux valait ne pas leur en parler maintenant, ils n’étaient pas en mesure de comprendre. L’idée que je devienne artiste les effrayerait. Après tout, ce n’étaient jamais que des jardiniers. Peut-être mon père considérerait-il ce projet comme une concurrence suspecte, la fameuse trahison associée à mon prénom. Peut-être même craindrait-il qu’artiste, je devienne plus célèbre que lui, plus vénéré, plus porté aux nues.
Ainsi le trouble éprouvé dans son corps par Judas, comme sommé de répondre à un ordre étranger, se transmue-t-il en une véritable révélation: celle de sa vocation d’artiste. Avec une victime collatérale: la figure paternelle en prend un sacré coup ! Mais quelle plus belle définition du rôle de l’artiste que celle-là: semer le trouble. Comme son double Judas, Juan d’Oultremont s’y emploie à merveille, lui dont la devise est de faire ce que personne ne lui demande de faire et d’apparaître là où on ne l’attend pas !