L’un a suivi les traces de Samuel Beckett, l’autres celles de Henri Michaux. Le premier -Stéphane Lambert- a refait le voyage que Beckett fit en Allemagne en 1936-37. Douze ans avant d’écrire En attendant Godot. A Dresde, il découvre un tableau de David Gaspard Friederich: Deux hommes contemplant la lune. Beckett dira plus tard qu’on peut y reconnaître le point d’insémination de la pièce.
De son côté, Jean-Luc Outers a réuni une centaine de lettres inédites d’Henri Michaux, d’une drôlerie irrésistible, qui sont autant de fins de non-recevoir à toutes sortes de demandes: demandes d’interviews, de photographies, de rééditions, de contributions à des revues, de présence à des colloques, de prix littéraires, d’adaptations théâtrales. On songe à Thomas Bernhard ( Mes prix littéraires) mais aussi beaucoup à Beckett, qui ne se tenait pas moins à distance des médias et des honneurs. Aussi je recommande de lire dans le même mouvement Après Godot et Donc c’est Non.
Quel est le ressort de la création ? telle est la question phare à l’horizon de l’essai de Stéphane Lambert. Quittant l’Irlande pour l’Allemagne sans autre plan qu’être absent longtemps, histoire de décourager le monde (et sa mère ! )de s’occuper de lui (phrase de Céline relevée par Beckett au cours de son voyage), Beckett s’y sent seul au dernier degré (pas un groupe de gens de mon espèce) et sans but, si ce n’est arpenter les musées pendant quatre mois et tromper la solitude avec quelques putains à l’ancienne. Et voici qu’à Dresde, lui que la peinture romantique indiffère, il éprouve devant ce petit tableau de Friederich ce qu’il note dans son carnet de voyage comme une agréable prédilection. C’est sur cette base ténue, comme s’il s’agissait de faire passer une corde épaisse dans le chas d’une aiguille, à partir de cet instant dont il ne reste rien que ces quelues mots consignés dans un carnet de notes que Stéphane Lambert se met à suivre Beckett comme son ombre, Beckett désormais en compagnie de ces deux silhouettes fraternelles au clair de lune, afin d’éclairer comment cet instant a lentement mûri jusqu’à aboutir à l’écriture d’En attendant Godot.
Je trouve très beau cet enchâssement des oeuvres lointaines et pourtant proches de Friederich et de Beckett, ce compagnonnage de ces deux hommes au clair de lune réverbéré dans celui de Vladimir et Estragon, et cette communauté de solitude, cette apothéose de solitude où se rejoignent Beckett et Stéphane Lambert dans les besoins du tourment de l’écriture. Car je n’ai pas besoin d’avoir lu encore (mais je le ferai sans tarder) d’autres livres de Stéphane Lambert pour reconnaître en lui un écrivain de premier ordre.
Une rencontre analogue résonne immanquablement dans cette philosophie du Non que Jean-Luc Outers déchiffre dans les multiples lettres de refus d’Henri Michaux, y reconnaissant l’indépassable condition de l’écrivain dans sa lutte avec tout ce qui concourt à l’enfermer dans une cage, à l’enchaîner dans les discours établis, à l’étouffer dans les célébrations. Qu’au moins je ne finisse pas gavé de mon nom, écrit-il à Marcel Arland, exaspéré à la perspective d’un numéro spécial de la NRF à lui consacré. Sans doute eût-il souscrit à ces mots de Friederich, rapportés par Stéphane Lambert (p.61), selon qui l’art a pour vocation de disposer chacun à s’anéantir.