Le film de Margaret von Trotta consacré à Hannah Arendt est un peu pesant. Je m’en voudrais cependant de décourager d’aller le voir. Sa trame principale, soit le reportage d’Arendt en 1961-62 pour le New Yorker à Jerusalem lors du procès Eichmann, constitue en effet un angle excellent pour rendre sensible combien l’exercice d’une pensée libre n’est pas une question qui se pose seulement dans les régimes totalitaires. Hannah Arendt, qui a tant réfléchi sur ces derniers, en fait l’amère expérience à l’occasion de ces chroniques à travers laquelle elle thématise la notion de banalité du mal. L’expression, aujourd’hui quasi banalisée précisément, scandalise alors tous ceux qui veulent voir en Eichmann un monstre de perversité, là où elle découvre un minable bureaucrate exécutant les ordres sans se poser l’ombre d’une question.
Eichmann pendu depuis un demi-siècle, la banalité du mal n’a hélas pas disparu avec lui de notre monde. Elle est en vérité monnaie courante. Elle est à l’oeuvre à travers les institutions les plus respectées – OMC, FMI au premier chef- ,organisatrices méthodiques de la géopolitique de la faim dont Jean Ziegler a dressé le terrible tableau dans son ouvrage: Destruction massive (Seuil, 2011), une lecture dont on sort glacé. La planification était le nom de la banalité du mal dans l’économie socialiste; la libre concurrence est le sien dans l’économie capitaliste.
Reconnaissons aussi la banalité du mal dans des contextes moins dramatiques, mais qui le sont pourtant potentiellement. Par exemple, celui-ci: pendant 7 ans, les enfants d’un de nos plus grands esprits, le sinologue Pierre Ryckmans, alias Simon Leys, se sont vus dénier par l’administration des Affaires étrangères leur qualité de citoyens belges. Vivant en Australie, ils étaient chinois, taïwanais, anglais, tout ce qu’on voudra, mais belges, non, certainement pas, bien que déclarés tels depuis leur naissance! La cour d’appel vient, en deux heures de délibération, de renvoyer à néant tous les arguments procéduriers qu’on leur a opposés durant toutes ces années. Pourquoi, demandait Simon Leys ce matin dans La libre Belgique, l’Etat belge paye-t-il des juristes pour tenter de couvrir les bourdes ou les petitesses avérées de ses fonctionnaires et les protéger des conséquences de leurs méfaits ? Ne devrait-il pas plutôt les mettre au service de ses citoyens afin de faciliter leur existence en investiguant le bien-fondé de leurs plaintes ? De cet arbitraire administratif, combien de personnes sans le prestige et les ressources de Simon Leys n’ont-elles pas eu à pâtir? On sait ce qu’un passeport peut signifier de vital. Les gens bornés sont toujours dangereux, concluait Simon Leys, citant le Prince de Ligne. Un aphorisme qu’Hanna Arendt eût pu signer, elle aussi.